Crises épidémiques et économiques : l’histoire de deux sœurs jumelles

Crises épidémiques et économiques : l’histoire de deux sœurs jumelles

Bien que surprenant de prime abord, l'épidémie de COVID-19 et la crise économique qu’elle a provoquée semblent partager un certain nombre de points communs. En effet, le fonctionnement d’une économie de marché se rapproche de celui d’un organisme vivant, en ce qu’il est mortel car composé d'une myriade d'entreprises chacune devant s'adapter ou disparaître face aux chocs. Plus particulièrement, le système de prix constitue le système nerveux de l'économie de marché qui transmet les informations sur ces chocs aux décideurs individuels qui adaptent leur comportement.

La première vague de la pandémie de COVID-19 qui a débuté fin 2019 à Wuhan, en Chine, puis s'est étendue à l'ensemble du monde, a cruellement touché la planète. Le 29 juin 2020, le Coronavirus Research Center de Johns Hopkins a recensé 502 000 décès et plus de 10,1 millions de cas confirmés dans le monde. Actuellement, la pandémie semble être sous contrôle en Europe et en Asie, mais continue de se propager aux États-Unis et surtout en Amérique du Sud.

La pandémie a entraîné une crise économique majeure. Les prévisions de juin 2020 du Fonds monétaire international et de l'OCDE décrivent un monde post-apocalyptique. Selon le FMI, l'économie mondiale va se contracter de 4,9 % en 2020. Les économies avancées seront les plus touchées : la zone euro pourrait se contracter de 10,2 % et les États-Unis de 8 % (voir FMI 2020). Le sous-emploi pourrait atteindre des sommets historiques d'ici à la fin de 2020, qu'il prenne la forme d'un chômage classique ou qu'il soit masqué par des régimes "d’activité partielle" (Kurtzarbeit). Le commerce mondial devrait chuter de 11,2 % selon le FMI ou de 13 % selon l'OMC (2020).

Quels sont les points communs entre la pandémie et la crise économique ? 

Le virus du SRAS-CoV-2 à l'origine de la pandémie de COVID-19 est un virus surprenant. Bien que sa structure soit simple et qu'il appartienne à une classe de pathogènes bien connue par les chercheurs, son infectiosité s’est révélée extrêmement difficile à évaluer en raison du grand nombre de cas asymptomatiques et de la rareté des tests fiables. Le nombre de personnes infectées devant être hospitalisées et nécessitant un respirateur a été également difficile à prévoir. Aujourd'hui encore, alors que la première vague s'est calmée dans de nombreuses zones et que les tests sont plus largement disponibles, les experts débattent encore des paramètres clés de la pandémie (Adam, 2020). L'une des conséquences de cette incertitude a été la publication, dans les premiers moments de la crise en Europe, de prévisions d'évolution de l’épidémie extrêmement alarmantes. Un rapport influent de la faculté de médecine de l'Imperial College, publié le 16 mars, anticipait 500 000 morts au Royaume-Uni et 2,2 millions aux États-Unis si aucune mesure n'était prise. Ces sombres prévisions ont incité les gouvernements du monde entier à imposer des mesures de confinement sévères. La situation de la Suède, du Japon et de la Corée du Sud, qui ont adopté une approche moins contraignante, semblent indiquer que ces prévisions étaient probablement exagérées.

Les ingrédients de base d’une crise économique sont maintenant bien connus des chercheurs. L'économie mondiale a souvent été frappée par des chocs majeurs de demande et a subi quelques chocs d'offre. En revanche, une combinaison simultanée des deux types de choc est de nature à perturber les paradigmes sur lesquels s’appuient les modèles standards de prévisions macroéconomiques. Les marins savent que les risques de navigation les plus graves ne surviennent pas lorsque le navire affrontent les plus grosses vagues mais lorsque des vagues, même plus petites, se croisent. Comme la crise actuelle est une combinaison sans précédent de chocs d'offre et de demande, les modèles économétriques utilisés par les banques centrales et les décideurs politiques pour prévoir la dynamique de l'économie pourraient se révéler aussi imprécis que les modèles initiaux utilisés par les épidémiologistes. Dans cette crise, la précision des modèles va dépendre avant tout de leur capacité à anticiper correctement la réaction de l'offre (Baldwin, 2020).

En théorie, si l'économie est uniquement touchée par un choc de demande, la production et les prix s'effondrent. Si l'économie est touchée par un choc d'offre, la production s'effondre, mais les prix peuvent augmenter. Les prévisions de juin 2020 de la BCE, de l'OCDE et du FMI accordent un poids important à la baisse de la demande. En effet, la demande devrait diminuer en raison de la réduction de la consommation et des investissements résultant de l'incertitude et de la peur ; en outre, la nature systémique de la crise bloque l'effet de stabilisation du commerce international puisque tous les pays réduisent simultanément leurs importations. Si la contraction du PIB était uniquement due à une demande déprimée, une combinaison de stimuli fiscaux et monétaires permettrait de restaurer la croissance sans provoquer d'inflation.

Toutefois, si le choc d'offre induit par le COVID-19 est très fort, cela serait équivalent à une réduction massive de la production potentielle. Dans ce cas, toute tentative de stimuler la demande afin de ramener le PIB à un niveau proche de celui d'avant la crise, donc au-dessus de la production potentielle devenue plus faible, ne pourrait qu'entraîner une inflation élevée.

 Il y a plusieurs explications possibles au fait que le choc d'offre pourrait être à la fois très grave et persistant.  L'offre s'est effondrée pendant la période de fermeture car les gouvernements ont contraint les gens à rester chez eux par plusieurs moyens : fermeture d'entreprises et de magasins, interdiction de voyager et d'exercer des activités non essentielles, interdiction de tenir des réunions, fermeture d'écoles obligeant les parents à rester chez eux pour s'occuper des enfants et utilisation de moyens de communication suscitant la peur dans les médias (décompte de décès journalier, images télé dans les hôpitaux, funérailles, etc.). Dans certains pays, les activités essentielles étaient autorisées, mais la peur et la panique ont empêché les gens de travailler. Si après la mi-mai, la plupart de ces interdictions ont été levées en Europe, le choc d'offre n'a pas disparu car les nouveaux protocoles sanitaires ont imposé des surcoûts spécifiques aux entreprises. L'ouverture des écoles a été relativement lente et a varié d'un pays à l'autre, ce qui a maintenu une pénurie relative de main-d'œuvre dans de nombreux secteurs. L'interdiction des voyages internationaux a empêché l’embauche des travailleurs temporaires dans l'agriculture, en particulier en Europe occidentale, ce qui a déjà entraîné une hausse des prix des denrées alimentaires en juin.

Une autre ressemblance est que l’impact négatif de l’épidémie et de la crise économiques ont touché plus fortement certains groupes de population. Les personnes âgées ont un risque plus élevé de mourir du COVID-19 (en Italie, sur les 33,500 décès dus au coronavirus en juin, plus de 80 % étaient âgés de 70 ans et plus). Sur le plan économique, certains types d'entreprises sont également plus à risque. Les petites entreprises semblent être plus touchées par la crise que les grandes entreprises. Avec la reprise des marchés boursiers dans de nombreux pays, en juin les indices des petites capitalisations se comportaient beaucoup moins bien que ceux des grandes capitalisations. Si la crise entraîne la faillite de nombreuses petites entreprises, le degré de concentration des économies va augmenter. Dans un contexte de protectionnisme accru, cela renforcerait le pouvoir de marché des grandes entreprises et entraînerait une augmentation des marges bénéficiaires, inversant ainsi la tendance à une concurrence croissante sur le marché mondial. Une augmentation du taux de concentration s'apparente également à une baisse de la production potentielle.

En outre, on sait maintenant que le risque de décès par le COVID-19 est plus élevé en présence d'autres facteurs de comorbidité, comme le diabète, l'hypertension, les maladies pulmonaires ou l'obésité. De même, les entreprises qui sont déjà en situation de faiblesse seront les premières à sortir du marché. Le facteur de comorbidité le plus important pour les entreprises est l'endettement massif à court terme. Avant la crise, de nombreuses entreprises étaient déjà fortement endettées.

L'OCDE avait émis un avertissement fort en décembre 2019, révélant que le volume de la dette des entreprises avait atteint un sommet historique en termes réels de 13 500 milliards de dollars à la fin de 2019 et que la part des obligations “spéculatives” (high-yield) était en plein essor (OCDE 2019). Si la bulle obligataire avait éclaté avant la crise, un grand nombre d’entreprises de ce type aurait fait faillite.

Le nombre de faillites a été faible jusqu'à présent parce que les gouvernements du monde entier, en particulier en Europe, ont plongé les entreprises en difficulté dans une sorte de coma artificiel et leur insufflent en continu de l'oxygène (des liquidités) dans leurs poumons (les bilans). Actuellement les entreprises peuvent obtenir facilement des liquidités à des taux extrêmement faibles pour refinancer leurs dettes à court terme, même sur le marché à haut rendement. Les gouvernements de la zone euro garantissent les prêts bancaires aux entreprises à un faible taux d'intérêt et la BCE refinance à un taux d'intérêt négatif les banques commerciales pour des maturités allant jusqu'à quatre ans : en juin, le solde net des opérations de refinancement à long terme (LTRO) de la BCE a augmenté de 500 milliards d'euros en une seule opération. Aux États-Unis, la Fed (la banque centrale américaine) finance également le secteur privé de manière très agressive et directe en achetant des obligations et en accordant des prêts aux entreprises en difficulté à hauteur de plusieurs centaines de milliards de dollars (Powel, 2020). La Fed et la BCE ont toutes les deux rétabli des programmes massifs d’achat d’actifs (“quantitative easing”) par le biais desquels elles achètent des centaines de milliards d'obligations souveraines (avec toutes les tensions que cela implique dans la zone euro).

Les gouvernements européens ont également mis en place des programmes massifs de chômage partiel, dont l'Allemagne a été le pionnier lors de la crise financière mondiale de 2008. Cela signifie que les travailleurs sont conservés par l’entreprise, même s'ils travaillent à temps partiel, et que l'État paie le salaire pour les heures non-ouvrées. Cette politique est utile pour maintenir la relation de travail, en particulier pour les travailleurs hautement qualifiés ; d'un autre côté, elle camoufle le nombre réel d'heures de sous-emploi et pourrait bloquer une restructuration nécessaire dans les entreprises qui ne se remettront jamais complètement.

Même avant la récession, les experts reconnaissaient le nombre croissant d'entreprises dites “zombies", c'est-à-dire des entreprises fortement endettées qui ne dégagent pas assez de profit pour payer les intérêts de leur dette, et maintenues en vie uniquement par un réendettement récurrent. Les prêts faciles et les schémas de chômage partiel continuent à maintenir en activité ces entreprises. Malheureusement, si les coûts sanitaires devaient être maintenus pendant une longue période et que le comportement des consommateurs en matière de dépenses ne se modifiaient pas, de nombreuses autres entreprises rejoindront cette catégorie fragile.

Cela nous amène à la dernière, et peut-être la plus sombre, des similitudes entre les deux crises. De nombreux patients COVID-19 placés sous respirateur dans les unités de soins intensifs ne se sont pas rétablis car leurs poumons ont été endommagés de manière irréversible par le virus. Lorsque le respirateur artificiel a été désactivé, ces personnes sont décédées. Lorsque les banques centrales et le gouvernement vont réduire leur soutien aux entreprises fragiles, celles-ci vont sortir du marché. Il est normal d'essayer de maintenir les entreprises en vie jusqu'à ce que la demande s'améliore et ces entreprises puissent à nouveau se débrouiller seules. Cependant, ce serait une erreur de dépenser l'argent public pour des entreprises qui ne se rétabliront jamais. Plus vite ces entreprises seront restructurées et plus vite les employés pourront se diriger vers les branches rentables, plus courte sera la récession. Maintenir les travailleurs en activité partielle dans des entreprises qui ne se redresseront jamais complètement est un frein à la croissance de la productivité et empêche la main-d'œuvre de se tourner vers des activités plus utiles, telles que l'énergie verte. Malheureusement, il est actuellement presque impossible de distinguer les entreprises solvables mais illiquides de celles qui sont simplement insolvables. Certains experts s’inquiètent que le risque de nombre massif de faillites à venir puisse encore entraîner une crise financière fin 2020.

Pour lutter contre cette pandémie les pays ont désormais renforcé leurs hôpitaux en augmentant le nombre de places en réanimation et de respirateurs disponibles, la mesure la plus importante étant d'obtenir un vaccin aussi vite que possible. La structure du virus maintenant connue, il existe un réel espoir que le vaccin soit disponible dans quelques mois. Malheureusement, le parallèle entre l'épidémie et l'économie s'arrête là, car il n'existe pas de vaccin contre la récession. Pourquoi un gouvernement ne peut-il pas continuer à emprunter et pourquoi les banques centrales ne peuvent-elles pas simplement imprimer de plus en plus de monnaie (c'est parfois la même chose) ? Elles pourraient le faire si les investisseurs continuaient à leur faire confiance. Or, la confiance est un lien fragile. Au moindre signe d'inflation, cette confiance pourrait disparaître, contraignant les gouvernements à l'austérité et les banques centrales à des politiques monétaires restrictives. Les appels populistes au défaut de paiement de la dette publique ne contribueront pas à renforcer la confiance dans les gouvernements. Dans la zone euro, les tensions entre les modèles du Nord et du Sud, sur fond de supériorité avérée de la gestion budgétaire et médicale par le Nord, pourraient nuire à la confiance dans l'euro.

Les fluctuations de l'activité économique sont extrêmement douloureuses pour la société. La charge de l'ajustement retombe souvent sur les travailleurs les moins qualifiés et sur les ménages à faibles revenus. Dans la gestion du COVID-19, les jeunes ont accepté des sacrifices importants pour protéger les personnes âgées qui étaient les plus exposées au virus. Il faut espérer que la reprise économique présentera un schéma similaire dans lequel les catégories les plus favorisées feront preuve du même degré de solidarité et conviendront aux sacrifices nécessaires pour soutenir les entreprises et les personnes les plus touchées.

 Pour conclure, les deux crises ont montré que l'économie de marché se comporte comme un être vivant, avec des forces et des faiblesses similaires à celles de l'humanité.  Dans l'économie libre, la curiosité, la créativité, la confiance et la compétitivité soutiennent l'esprit d'entreprise et l'innovation. À son tour, l'innovation stimule la croissance et réduit la pauvreté car le mécanisme décentralisé des prix assure une allocation efficace des ressources et les normes et réglementations permettent de corriger les externalités. S'il existe un moyen de lutter avec succès contre la pandémie, c'est de faire confiance aux esprits dynamiques dans les entreprises privées, soutenus par les chercheurs des universités et des organisations privées et publiques, pour trouver les meilleures solutions (vaccins, médicaments) le plus rapidement possible, tout en respectant les droits de l'homme et la liberté.

Réferences

Adam, D. Special Report: The simulations driving the world’s response to COVID-19. How epidemiologists rushed to model the coronavirus pandemic. Nature News Feature, April 3, 2020. Available at:https://www.nature.com/articles/d41586-020-01003-

Baldwin, R. 2020. The supply side matters: Guns versus butter, COVID-style, VOXEU, March 2020,https://voxeu.org/article/supply-side-matters-guns-versus-butter-covid-style

IMF, 2019, World Economic Outlook Update, A Crisis Like No Other, An Uncertain Recovery, IMF,June, Washington DC.,https://www.imf.org/en/Publications/WEO/Issues/2020/06/24/WEOUpdateJune2020

Powel, J. Coronavirus and CARES Act, Federal Reserve bank, June 30, 2020.https://www.federalreserve.gov/newsevents/testimony/powell20200630a.htm

OECD 2019, Corporate Bond Market Trends, Emerging Risks and Monetary Policy, OECD, Paris.http://www.oecd.org/corporate/corporate-bond-market-trends-emerging-risks-and-monetary-policy.htm

WTO 2020, Trade falls steeply in first half of 2020, WTO Press Release 858.  https://www.wto.org/english/news_e/pres20_e/pr858_e.htm 

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