L’agroalimentaire, un monde de transitions

L’agroalimentaire, un monde de transitions

Avec Frédéric Oble

Dans l’agroalimentaire, nous devons faire face simultanément à plusieurs transitions. On peut définir, comme les physiciens le font, une transition comme un changement de phases, par exemple entre la phase liquide et la phase gazeuse. Mais dans l’agroalimentaire, nous ne savons pas encore quelles seront leurs durées, quels chemins elles vont emprunter, quelles seront leurs conséquences ... et quel sera l’état final. 

Quelles sont ces transitions ? Nous gardons tous en tête les épisodes de gel et de chaleur qui se succédèrent lors du premier trimestre 2021 et leurs effets dramatiques sur les vergers et la vigne. Le changement climatique est la première transition qui pèse sur l’agriculture et l’agroalimentaire. Si ce secteur est contributeur à la production de gaz à effet de serre, l’agriculture peut contribuer à la réduction du CO2 atmosphérique en accroissant le piégeage du carbone dans les sols agricoles. À côté de ces nombreuses initiatives pour mitiger le changement climatique, il est aussi urgent pour l’agriculture de s’y adapter sous peine de mettre en danger l’accès à une alimentation abordable pour le plus grand nombre. À titre d’exemple, la production nationale (française) de blé était de 42 millions de tonnes en 2015 et seulement de 29 millions de tonnes l’année suivante, soit une baisse de 30% environ.[1]

La seconde transition est démographique. Les campagnes et les métiers de l’agriculture n’attirent pas les jeunes. Cependant, plus de 50 % des agriculteurs partiront à la retraite au cours des 10 prochaines années [2]. La transition alimentaire et la transition nutritionnelle sont aussi en mouvement. La transition alimentaire est un phénomène habituellement lent. Il nous a fait passer d’une alimentation de chasseur-cueilleur à celle d’un mangeur de viande de bœuf. Et la balance entre les apports en protéines animales et végétales a changé au bénéfice des premières. Alors que certains pays ont réalisé cette transition sur plusieurs siècles - on garde en tête la poule au pot du bon roi Henri au 17e siècle  - la transition est bien plus rapide en Chine. Elle s’est réalisée en quelques décennies seulement. La transition nutritionnelle quant à elle nous invite à manger différemment afin de nous maintenir en bonne santé. Mais aujourd’hui, l’incidence et la prévalence de l’obésité restent importantes dans beaucoup de pays. Et d’autres transitions sont également à l’œuvre, sociétale (par exemple, avec la préférence aux produits « locaux »), technologique (par exemple, avec le digital) ou bien encore énergétique. Il s’agit de produire de l’énergie verte. Les éleveurs sont potentiellement producteurs d’énergie : en transformant le fumier en méthane (processus de méthanisation); puis en brûlant le méthane ils produisent de l’électricité, de la chaleur, de l’eau et du gaz carbonique, les trois derniers peuvent être utilisés dans la culture sous serres. Dans le sud de la France, les viticulteurs voient leurs vignes mourir de soif.  Pour éviter l’évapotranspiration, certains couvrent leurs vignes de panneaux solaires (exemple, www.ombrea.fr)

Pour les entreprises de l’agroalimentaire, les défis sont nombreux. En 2017, une étude prospective sur les tendances de consommation en France en 2025 a identifié 16 tendances de consommation, comme la préférence pour les productions locales, les protéines végétales, mais aussi les produits authentiquement traditionnels [3]. Autant dire qu’avec un nombre aussi important de tendances, il n’y a plus vraiment de tendances. La boussole du consommateur sur laquelle les entreprises se fondent habituellement pour orienter leur stratégie n’est plus aussi opérationnelle qu’avant. Ces transitions combinées créent de l’incertitude pour les opérateurs de l’agroalimentaire. Selon leur position dans la filière, de la fourche à la fourchette, les acteurs ne sont pas affectés de la même manière. Les distributeurs, lesquels peuvent faire des ajustements de leurs assortiments très rapidement, sont la plupart du temps moins affectés par de brusques évolutions que les agriculteurs qui sont moins mobiles. Une marque de produits laitiers peut envisager une transition vers des fromages végétaux. Mais, pour un producteur AOP d’agneaux de Sisteron, la conversion est une gageure.

Dans une telle situation, quelles sont les postures adoptées par les entreprises ? La première des postures observées est celle du déni et de l’espoir. Elle repose sur une croyance que les « problèmes » ne sont que temporaires et qu’ils disparaîtront d’eux-mêmes un jour ou l’autre.  Les adeptes de cette posture confirment leur perception par l’histoire : « nous avons déjà été affectés par des périodes de sécheresse. Ce n’est pas nouveau et nous avons survécu ». Après la tempête, le calme reviendra bien ! Il suffit d’attendre. Nous avons le sentiment que cette posture est aujourd’hui en train de disparaître.

D’autres acteurs vont un pas plus loin et ils se préparent à la prochaine tempête. Ils pensent à accroître le degré de résilience de leur activité. Ils considèrent qu’il n’est plus envisageable de continuer à faire ce que l’on faisait, comme on le faisait auparavant. Certes, mais que doit-on faire ? Ici aussi on constate des postures différentes. La première consiste à élaborer un plan de transformation, souvent fondé sur de fortes convictions et avec d’ambitieux objectifs environnementaux et sociaux. C’est le cas de trois des partenaires de la Chaire Food Business Challenges, les groupes Bel, Lesaffre et METRO. Where there’s a will, there's a way!

La seconde consiste à ne pas mettre tous ses œufs dans le même panier. Il s’agit de diversifier avec intelligence ses activités. Avec intelligence, cela se matérialise, par exemple, en adoptant un ensemble de variétés végétales qui ne répondent pas de la même manière aux aléas climatiques. C’est une pratique que le géographe Gould avait observée dans les années 1960 au Ghana. Une région de ce pays était caractérisée dans les années 1960 par une grande variabilité des précipitations. Dans la région, les principales productions sont l’igname, le millet, le maïs, le manioc, et certaines variétés de riz. Malheureusement, toutes ces productions sont sensibles aux conditions climatiques. Par exemple, la productivité de l’igname varie d’un multiple de 8 entre les années les plus sèches et celles avec un degré d’humidité optimal. Pour répondre à ce challenge, les agriculteurs avaient décidé de panacher leur production en plantant simultanément des espèces qui apprécient l’humidité, d’autres qui se développent bien en cas de sécheresse et certaines qui produisent médiocrement dans ces conditions extrêmes, mais bien dans des conditions intermédiaires.[4]

La troisième approche repose sur une phase intense d’expérimentations. Pour Jean-François Loiseau, Président de la Coopérative céréalière Axéréal, partenaire de la Chaire, l’ambition est la même que pour nos trois autres partenaires. Cependant pour une grande coopérative agricole dont les adhérents sont répartis sur plusieurs départements proches, mais parfois contrastés, il faut en premier lieu découvrir les solutions. Aucune bonne solution ne s’impose.  Il faut s’engager dans un « avenir combinatoire ». « Pour y arriver il faudra composer, comparer, parfois se tromper, et surtout découvrir […] parfois en rupture avec nos habitudes ».[5] Une démarche que nos collègues du Centre for Entrepeneurship et Innovation de l’ESSEC qualifieraient très certainement d’entrepreneuriale. Quant à nous, nous rapprochons ces propos de ceux de Jeff Bezos d’Amazon, un adepte de l’expérimentation, et qui en substance dit : “aujourd’hui, nous devons prendre des paris. Certains seront payants et d’autres pas. Mais dans tous les cas, nous serons gagnants, car nous tirerons des leçons de ces échecs”. L’ensemble de ces défis sont à l’origine de la création de la chaire ESSEC Food Business Challenges pour accompagner les entreprises dans les multiples transitions qui impactent les systèmes alimentaires !

Références

[1] Source FAOSTAT - Compilation par les auteurs.

[2] Source AFP - Conférence de presse de la Mutualité Sociale Agricole du 19 juin 2019

[3] Étude prospective sur les comportements alimentaires de demain (Blezat Consulting, Crédoc, Deloitte Développement Durable), disponible sur le site agriculture.gouv.fr

[4] Lire: Olivier Fourcadet, La coopération affecte-t-elle la résistance des entreprises membres aux chocs exogènes? Colloque International sur la diversité et la durabilité des modèles coopératifs dans un contexte de crises de la mondialisation, Paris, 6-7 novembre 2012 - Disponible auprès de l’auteur.

[5] Jean-François Loiseau, L’agriculture ou l’avenir combinatoire, publié le 15 décembre 2020 sur Linkedin Pulse.

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