Des logiques multiples, mais un but unique ?

Des logiques multiples, mais un but unique ?

Comment une entreprise peut-elle atteindre des objectifs sociaux à travers des activités commerciales ? Un nouvel article de recherche d’Anne-Claire Pache et de Filipe Santos explique comment les organisations qui utilisent des logiques institutionnelles multiples -et parfois contradictoires- peuvent néanmoins avoir une stratégie cohérente.

Les « organisations hybrides », qui tirent leurs « traits de personnalité » de différents éléments, incarnent des logiques institutionnelles qui s’affrontent. Ces organisations peuvent être des entreprises sociales qui cherchent à atteindre des objectifs sociétaux à travers des activités commerciales, des partenariats public-privé, ou des entreprises de biotechnologies qui à la fois font de la recherche sur de nouveaux médicaments et les commercialisent.

Afin d’atteindre leurs objectifs, ces entreprise doivent trouver un moyen de concilier les nombreuses valeurs et demandes contradictoires, tout en convaincant les parties prenantes extérieures de leur légitimité et de leur efficacité. Elles doivent décider si elles travaillent pour des entités à but lucratif ou non lucratif, si elles réinvestissent les bénéfices ou les distribuent à leurs propriétaires, et si elles fonctionneront de manière démocratique ou hiérarchique. Comment les organisations hybrides gèrent-elles donc les crises identitaires qui leur sont intrinsèques ?

Les théories formulées précédemment suggèrent que les dirigeants des organisations hybrides ont tendance à adopter l’une ou l’autre de ces approches : soit ils adoptent en apparence une logique tout en pratiquant l’autre, ou alors ils essaient de faire des compromis entre les deux logiques concurrentes. Ces deux méthodes peuvent fonctionner si les parties prenantes n’y regardent pas de trop près, mais en définitive risquent de ne contenter personne. En revanche, un nouvel article de recherche des professeurs Anne-Claire Pache et Filipe Santos, intitulée « Inside the hybrid organization: Selective coupling as a response to competing institutional logics », paru en 2013 dans la revue Academy of Management Journal, et sélectionné pour le prestigieux Prix de la recherche en management de Syntech, affirme qu’une approche plus nuancée est nécessaire. 

Résoudre le conflit entre des logiques institutionnelles concurrentes 

C’est un défi que de composer avec des logiques institutionnelles incompatibles ou contradictoires, surtout sur le long terme. Si cela se passe mal, les organisations hybrides risquent de se mettre à dos les partenaires extérieurs ou de connaître des luttes intestines. Mais il existe actuellement un manque significatif de connaissances sur la manière dont ces organisations résolvent effectivement les conflits entre ces logiques.

Afin de combler ce manque et des mieux comprendre les choix que ces institutions font, les professeurs Pache et Santos ont étudié quatre entreprises sociales oeuvrant à l’intégration qui aident les chômeurs de longue durée à retrouver un travail : ces entreprises les emploient pendant deux ans, pour qu’en produisant des biens et des services sur le marché commercial ils retrouvent leur capacité de travail. Ces organisations ont clairement un pied dans le monde de la philanthropie sociale et l’autre pied dans le monde commercial. Leur objectif est social, elles travaillent étroitement avec leur secteur public et les organisations à but non lucratif pour fournir à leurs bénéficiaires le soutien social et l’accompagnement requis. En revanche, ce sont aussi des entreprises commerciales  à part entière qui vendent aux clients des produits et des services de qualité.

L’étude a révélé que les dirigeants de ces organisations hybrides disposent, en plus des deux stratégies mentionnées précédemment, d’une troisième possibilité, bien plus couramment utilisée que ce que l’on croyait. Cette troisième stratégie est ce que les professeurs Pache et Santos appellent le « couplage sélectif » : en d’autres termes, des organisations qui combinent des logiques concurrentes en s’appuyant sur différents éléments de chacune.

La solution ne semble néanmoins pas évidente quand on s’aperçoit de la grande différence entre les logiques sociales et commerciales. De manière générale, les demandes formulées par chaque logique se reflètent dans dix pratiques organisationnelles différentes : le statut juridique, la structure de propriété, la manière dont les bénéfices sont utilisés, la manière d’intégrer les nouveaux sites lors d’une expansion, la gestion de la marque, le contrôle, l’affiliation professionnelle et l’appel aux bénévoles.

  • Par exemple, dans la logique de philanthropie sociale, le fait d’être un organisation à but non lucratif ou une association est perçu comme légitime, car les bénéfices sont servent un objectif social, tandis que le monde commercial préfère ce qui est lucratif.
  • Les entreprises sociales reposent plutôt sur un système démocratique, tandis que les entreprises commerciales préfèrent la hiérarchie.
  • Pour les entreprises sociales, la légitimité professionnelle repose sur la mission sociale, tandis que dans les entreprises commerciales elle repose sur l’expertise technique et managériale.

En observant comment les dirigeants géraient ces conflits et finissaient par adopter ces pratiques, les chercheurs ont découvert que ceux-ci n’utilisaient que très rarement une solution au détriment de l’autre ou des compromis. Au contraire, les dirigeants s’appuient principalement sur le couplage sélectif ; ils combinent les logiques en satisfaisant de manière sélective les demandes de chacune.

Par exemple, une entreprise sociale oeuvrant à l’intégration consacre certains de ses sites à un but non lucratif et d’autres à un but lucratif ; elle leur accorde toute leur autonomie mais maintient sa mission sociale en dirigeant les bénéfices des sites à but lucratifs vers les sites similaires mais à but non lucratif. Du point de vue commercial, elle impose une seule identité de marque sur tous ses sites et standardise ses opérations au niveau national. Cette combinaison des logiques connaît une grande stabilité dans le temps, ce qui suggère qu’il s’agit d’une bonne manière de gérer une organisation hybride sur le long terme, même pendant une période agitée d’expansion rapide.

Dès le départ, toutes les organisations hybrides ne se ressemblent pas

Néanmoins, les origines d’une organisation hybride ont une influence importante sur sa manière de combiner ces logiques. Si l’on peut s’attendre que les organisations hybrides avec des origines sociales adoptent les pratiques de la logique sociale et que celles qui ont des origines commerciales utilisent la logique commerciale, il se trouve que dans les faits c’est l’inverse. Les professeurs Pache et Santos appellent cela un « schéma de cheval de Troie ». Les hybrides fondés par des entreprises multinationales doivent prouver leur légitimité dans le monde social, si bien qu’ils adoptent plusieurs caractéristiques des organisations sociales, afin d’être acceptés dans ce qui est pour elles un monde nouveau. Les deux hybrides fondés par des acteurs sociaux de premier plan n’ont pas à déployer autant d’efforts pour être légitimes, ce qui leur permet de s’organiser comme bon leur semble.

Cette étude met en lumière le champ de recherche négligé qui porte sur les raisons pour lesquelles les hybrides sont organisés ainsi, et comment ils y parviennent. Elle suggère que le couplage sélectif n’est seulement une manière pour s’en sortir, mais qu’il s’agit bien d’une stratégie efficace et souhaitable. De la même manière qu’il aide les hybrides à gérer les logiques concurrentes, à s’assurer un soutien extérieur et à réduire le conflit interne, le couplage sélectif leur permet de répondre de manière appropriée à leur environnement et à construire une organisation solide sur le long terme.

Pour approfondir :

"When Worlds Collide: The Internal Dynamics of Organizational Responses to Conflicting Institutional Demands", paru dans  Academy of Management Review

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