Démocratie actionnariale dans les grandes sociétés cotées françaises : entre sclérose et hystérie

Démocratie actionnariale dans les grandes sociétés cotées françaises : entre sclérose et hystérie

« Une assemblée pour décider doit avoir un nombre impair, mais trois c'est déjà trop ». L'opinion sévère du maréchal Foch semble jouir d'une certaine popularité, parmi les dirigeants de quelques entreprises du CAC 40, si l'on observe le déroulement de leurs assemblées générales. La saison 2018 a été plus mouvementée qu'à l'habitude, ce qui laisse augurer une montée de l'engagement actionnarial plus ou moins bien accueillie, montée anticipée en 2017 dans nos travaux du CEDE-ESSEC. Des comportements désinvoltes de certains dirigeants à l'égard de leurs actionnaires posent de nouveau la question légitime de la qualité de la démocratie actionnariale dans les grandes sociétés françaises.

Le rendez-vous avec les actionnaires

L'assemblée générale est le rendez-vous officiel avec les actionnaires. Exercice courant annuel (au moins) au titre des dispositions de l'article L. 225-100 du Code de commerce, où les dirigeants de la société soumettent les comptes de la société, décident de l'affectation du résultat de l'exercice, et plus avant présentent la situation générale de la société, la stratégie, les risques et les opportunités mais aussi de plus en plus la gouvernance, les engagements RSE, etc.

L'article 1844 du Code civil dispose que tout actionnaire a le droit d'assister à l'assemblée générale et d'y voter, in situ ou à distance, dès une action détenue. Tout actionnaire a la faculté, avant la tenue de l'assemblée, d'adresser des questions écrites au conseil d'administration ou au directoire. Les dirigeants ont l'obligation d'y répondre par écrit ou oralement pendant l'assemblée, au titre de l'article L. 225-108 du Code de commerce. À cela s'ajoute la création d'un dialogue d'usage : un temps est prévu lors des AG pour laisser la parole à quelques actionnaires. Les questions posées oralement faisant l'objet d'une réponse spontanée des dirigeants. Enfin, l'article L. 225-105 du même Code permet aux actionnaires détenant au moins 5 % du capital de la société de faire inscrire une résolution externe à l'ordre du jour de l'assemblée, normalement établi par les dirigeants sociaux.

Le législateur semble donc avoir fait de l'assemblée générale l'exercice de démocratie actionnariale par excellence, en permettant à chaque actionnaire d'interroger et d'interpeller les dirigeants de la société sur leurs décisions et choix stratégiques, mais aussi sur leur gouvernance et de proposer des options. L'assemblée des actionnaires est au moins en théorie l'organe suprême de la société, si bien qu'on pourrait s'attendre à trouver des dirigeants sociaux anxieux à l'évocation de cette échéance, a fortiori lorsque leurs choix de gestion donnent matière à contestation. Il n'en est rien.

Des rendez-vous parfois expédiés

Force est de constater que la confrontation à un parterre d'actionnaires n'a rien d'effrayant lorsque l'assemblée générale consiste en un exercice de complaisance, évitant soigneusement les écarts pourtant bien connus des dirigeants de la société. Le cas LVMH en est un exemple éloquent. Le 12 avril dernier, fort d'excellents résultats pour l'exercice 2017, Bernard Arnault s'est prêté au jeu d'une assemblée générale express dont il a le secret : une heure et demi à peine après le début de l'assemblée, actionnaires et dirigeants se quittaient déjà, probablement soulagés d'avoir échappé aux 2 h 40, durée moyenne des autres assemblées générales du CAC 40. Si les très bons résultats du groupe permettent d'expliquer cette célérité, on peut regretter que ce temps supplémentaire n'ait pas été mis à profit pour évoquer certains points moins reluisants de la gestion de LVMH. Il aurait en effet pu être intéressant de relever l'existence d'une convention de prestation d'assistance entre LVMH et la société Groupe Arnault SEDCS qui, comme le rappelle la société de conseil aux investisseurs Proxinvest, a permis au groupe familial de Monsieur Arnault de recevoir plus de 53 millions d'euros en dix ans. Cette somme a de quoi susciter la curiosité, d'autant que LVMH ne détaille pas la nature des prestations fournies par le Groupe Arnault, malgré les dispositions de l'article R. 225-31 du Code de commerce qui requiert que le rapport sur les conventions réglementées détaille les modalités essentielles des conventions afin de permettre à l'actionnaire d'apprécier l'intérêt des engagements pris par la société. Si l'opacité de cette convention explique peut-être le taux d'approbation relativement tiède de la résolution d'approbation des conventions réglementée (13,97 % de voix contre), aucune explication n'a été apportée lors de l'assemblée.

Donner la place aux moyens d’expression classiques

Ce désintérêt des dirigeants est permis par la passivité de la plupart des actionnaires face aux questions de gouvernance. Ainsi, sur 486 questions posées à l'occasion de 22 assemblées générales, seules 57 d'entre elles portaient sur la gouvernance et la politique de rémunération de la société, et encore nous sommes en progrès. En 2018, 11,73 % des questions portaient sur la gouvernance, contre 10 % en moyenne en 2015, 2016 et 2017. Cette année, on a aussi constaté la situation inverse avec une quasi-révolution avec Total, le 1er juin dernier. L'ONG Greenpeace s'est invitée à la fête et plusieurs dizaines de militants équipés d'une batucada, ensemble de percussions brésilien, ont interrompu l'événement pendant près d'une heure avant d'être évacués. L'assemblée n'a pas pu reprendre son cours normal, quatre militants s'étant suspendus au plafond de la salle avec des pancartes et un sifflet largement utilisé.

On ne discutera pas de l'intérêt d'interpeller Total sur l'impact écologique de ses activités, mais le faire au détriment du bon déroulement de l'assemblée générale où les questions de responsabilité sociale et écologique sont censées être débattues relève de l'agitation et non de l'activisme actionnarial. On pourra déplorer la présentation partielle des résultats du groupe, la suppression de la partie de l'assemblée dédiée à la gouvernance et à la politique de rémunération de la société, du rapport du commissaire aux comptes et des questions des actionnaires. Le choix d'éviter les sujets généralement porteurs de contentieux entre les dirigeants et les actionnaires n'a probablement pas été fait par hasard, et le vote du renouvellement et de la rémunération du PDG a ainsi pu avoir lieu sans explication.

Certains excès de cette saison 2018 ne doivent toutefois pas éclipser la progression générale et « les bons élèves » s'étant prêtés à l'exercice avec rigueur et bonne foi. Ainsi, le groupe AccorHotels, a fait de réels efforts de pédagogie le 20 avril dernier. Sébastien Bazin a expliqué de manière exhaustive les choix du groupe en matière d'investissement. La cession de près de 58 % du capital d'AccorHotel à la société Accorlnv est validée avec un impressionnant taux d'approbation (99,89 %), est un signe de l'excellente communication du groupe en la matière. La responsabilité sociale et environnementale du groupe a pu être abordée de manière satisfaisante, en mettant en lumière les efforts réalisés en matière de consommation énergétique, de gaspillage alimentaire et d'intégration de l'activité du groupe dans les environnements locaux. On peut également saluer les réponses convaincantes apportées aux questions posées par les actionnaires, notamment au sujet de la sécurité du personnel féminin dans les hôtels du groupe ainsi que les mesures prises pour lutter contre le tourisme sexuel au sein des établissements partenaires.

Le seul point noir de cette assemblée aura été l'absence de communication au sujet du pouvoir du Conseil d'administration d'émettre des « bons Breton ». Ce dispositif anti-OPA prévu à l'article L. 233-32 II du Code de commerce se traduit, en cas d'offre publique d'achat visant le groupe, par une émission de bons de souscription d'actions gratuits aux actionnaires censée augmenter le coût de l'opération d'acquisition. Ce dispositif dissuasif connaît depuis plusieurs années la défaveur des actionnaires, qui craignent l'impact qu'il peut avoir sur le cours de l'action. Le très faible taux d'approbation de la résolution (53,35 % de voix pour) n'avait donc rien d'imprévisible, et on aurait pu attendre d'AccorHotels davantage d'efforts pour expliquer cette résolution à ses actionnaires.

La démocratie actionnariale est devenue un sujet majeur de gouvernance d'entreprise, comme l'indiquent à la fois les textes votés par le législateur français (loi Sapin II) et la directive « Droit des actionnaires » du 17 mai 2017 qui a vocation à être transcrite dans le projet de loi PACTE. Si des progrès peuvent être constatés, certains grands groupes, et non des moindres, demeurent réticents à mettre en place une réelle discussion avec leurs actionnaires et, profitant du fait qu'ils contrôlent en capital, ne jouent pas ce jeu vertueux, au risque de nuire à leur réputation, d'autant qu'on les comparera de plus en plus aux autres dirigeants.

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