Quelle gouvernance pour les plateformes de logiciels

Quelle gouvernance pour les plateformes de logiciels

Avec Thomas L. Huber

Les plateformes sont partout. Startups comme grandes entreprises rivalisent pour devenir le prochain Uber ou le prochain Airbnb de leur industrie. Comme pour ces deux entreprises, on considère souvent que l’objectif principal des plateformes est de mettre en relation différents groupes de personnes. Uber met en relation des chauffeurs et des clients, Airbnb - des hôtes avec des voyageurs. Les plateformes de logiciels vont souvent au-delà de cette simple mise en relation, en complétant cette fonction avec des aspects plus traditionnels propres aux plateformes de distribution de produits (par exemple, les fabricants automobiles et leurs fournisseurs construisant différents types de voiture). En plus de la mise en relation, une des fonctions essentielles de ces plateformes hybrides est la mise à disposition d’une architecture fondamentale structurant le paradigme opérationnel. Par exemple, le système d’exploitation d’Apple, iOS, offre un système fondamental et une interface permettant aux développeurs de créer des applications, tout en mettant en relation contributeurs et consommateurs à travers l’AppStore. Ce mélange de mise en relation et d’architecture fondamentale entraîne des enjeux de gouvernance liés à la co-création de valeur entre les utilisateurs de la plateforme et les contributeurs. 

Dans leurs derniers travaux de recherche, le Professeur associé Thomas Kude et le Professeur assistant Thomas L. Huber et leur collègue Jens Dibbern étudient la gouvernance de la co-création de valeur dans les écosystèmes des plateformes, en l’occurrence ceux des plateformes de logiciels développés par les géants de l’industrie : IBM, Microsoft, Oracle et SAP. Semblables aux logiciels présents dans les smartphones, les logiciels de gestion ont une double fonction : celle d’offrir un système fondamental permettant des développements complémentaires d’une part, et celle de mettre en relation les développeurs et les clients d’autre part. Thomas Kude, Thomas L. Huber et leur collègue contribuent à la réflexion sur la bonne gouvernance de la co-création de valeur dans ce contexte*.

Les tensions entre la gouvernance dyadique et à l’échelle de l’écosystème

Un des éléments centraux de la gouvernance de l’écosystème est le cadre général, établi à l’échelle de l’écosystème, qui offre les paramètres à partir desquels la co-création de valeur entre les propriétaires de la plateforme et les contributeurs peut être mise en œuvre. D’une part, ce cadre institutionnel se fonde sur des règles qui permettent de définir les droits et les devoirs de chacun des acteurs de l’écosystème - par exemple, comment et sous quelles conditions les contributeurs peuvent avoir accès aux ressources offertes par le propriétaire de la plateforme (par exemple des connaissances propres au fonctionnement de la plateforme, ou des canaux de vente spécifiques). En plus de ces règles, le cadre institutionnel de l’écosystème comporte des valeurs partagées, qui peuvent être informelles mais qui sont souvent formellement écrites. Elles servent de principes directeurs pour la co-création de valeur entre acteurs de l’écosystème. Par exemple, les propriétaires de la plateforme peuvent s’engager à traiter l’ensemble des parties prenantes de façon équitable et encourager le succès économique des contributeurs.

En définissant des règles et des valeurs pour l’ensemble de l’écosystème, les propriétaires de la plateforme mettent en place des pratiques de gouvernance qui guideront les chargés de partenariats dans le cadre des relations dyadiques avec leurs contributeurs. Parfois, les interactions sont relativement standardisées et ne vont pas plus loin que la simple application de ce qui a été décidé à l’échelle de l’écosystème. Cette gouvernance indépendante est souvent intéressante, car elle permet de réduire les coûts de gestion et ouvre la possibilité à la scalabilité. Il peut exister des situations pour lesquelles les coûts de gouvernance ne constituent pas l’objectif principal, et donc la gouvernance indépendante peut ne pas être une solution idéale. Au sein de l’industrie des logiciels de gestion, la co-création de valeur peut demander une collaboration rapprochée et une gouvernance sur mesure pour les chargés de partenariats. Par exemple, les propriétaires de plateformes comme SAP travaillent avec des partenaires sélectionnés en amont pour créer de façon conjointe une solution logicielle spécifique propre au besoin du client. Dans ce genre de situation où la co-création de valeur est l’objectif principal et l’évolutivité des pratiques de gouvernance moins importante, la gouvernance dyadique peut être considérée. La gouvernance dyadique va au-delà de la mise en œuvre a priori et généralement formulée à l’échelle de l’écosystème, mais comprend des activités propres à chaque partenaire. Par exemple, les chargés de partenariats peuvent faciliter l’accès à des ressources spécifiques, comme des contacts privilégiés avec les experts, ou l’octroi de canaux de distribution qui ne sont pas prévus par le programme partenaire.

Dépasser le dilemme

S’agissant des plateformes hybrides comme ces plateformes de logiciels de gestion, choisir entre la gouvernance indépendante et la gouvernance dyadique est un dilemme auquel les chargés de partenariats doivent faire face. Il y a un besoin de scalabilité, car les plateformes hybrides profitent d’effets de réseau, comme les pures plateformes de mise en relation. Une plateforme de logiciels de gestion aura plus de valeur pour le client s’il y a un plus grand nombre de solutions tierces complémentaires, et elle sera aussi d’autant plus valorisée par les contributeurs tiers si les clients sont plus nombreux. La scalabilité appelle une réduction des coûts de gouvernance, c’est donc pourquoi la gouvernance indépendante peut sembler être une bonne idée. En revanche, les plateformes de logiciels de gestion doivent aussi créer une valeur extraordinaire pour les clients, et les chargés de partenariats ont pour mission de permettre cette co-création de valeur entre les propriétaires de la plateforme et ses contributeurs. Ainsi, la gouvernance dyadique peut intervenir et dans une certaine mesure dévier du cadre de gouvernance classique institué à l’échelle de l’écosystème. Réussir à faire face à ce dilemme est ce qui distingue les plateformes qui rencontrent le succès des autres, dans un contexte de plateformes hybrides qui offrent à la fois la mise en relation et le système fondamental.

Réussir à naviguer entre les modes de gouvernance des plateformes hybrides

Il n’y a pas de réponse toute faite à la question de savoir sur quel mode de gouvernance doivent se baser les chargés de partenariats. Les plateformes hybrides ont à la fois besoin de la co-création de valeur et de la scalabilité, et mettre l’accent sur un mode de gouvernance favorise inévitablement l’une des composantes au détriment de l’autre : les bénéfices rattachés à la gouvernance indépendante (la réduction des coûts de gouvernance) ont pour conséquence une co-création de valeur plus faible, et les bénéfices rattachés à la gouvernance dyadique (la co-création de valeur) s’obtiennent à des coûts plus élevés. De plus, le mode de gouvernance peut aussi changer au cours du partenariat. Ainsi, ce choix entre une gouvernance à l’échelle de l’écosystème pour favoriser une certaine efficacité et une gouvernance plus évolutive pour favoriser la co-création de valeur va dépendre du contexte et de l’historique du partenariat.

En revanche, la bonne nouvelle pour les propriétaires de la plateforme est que même s’il n’y a pas de préférence particulière pour la gouvernance indépendante ou dyadique, chacun des modes de gouvernance peut être mis en place pour être à même de répondre efficacement à la tension entre coût de gouvernance et co-création de valeur.

Au début d’un partenariat, la relation entre le propriétaire de la plateforme et le contributeur semble être le plus souvent gouvernée selon un mode de gouvernance indépendante. Le chargé de partenariats ne connaît pas encore le contributeur, et les opportunités de co-création de valeur ne sont pas encore connues. En revanche, les chargés de partenariats peuvent déjà intervenir, en bien ou en mal, sur la tension entre la co-création de valeur et les coûts de gouvernance. Bien que l’activité des chargés de partenariat peut consister à simplement appliquer les règles propres à l’écosystème, ils peuvent le faire en insistant sur des valeurs ou en les négligeant. Insister sur les valeurs permet de construire une relation de confiance et encourage les contributeurs à renoncer aux protections formelles, ce qui augmente le potentiel de co-création de valeur dyadique. Par exemple, si un contributeur fait confiance au propriétaire de la plateforme, il sera plus enclin à investir dans des capacités de développements spécifiques à cette plateforme, même en l’absence de contrats signés avec des clients.

Au fil du temps, et grâce à cette confiance mutuelle, les opportunités de co-création de valeur ont davantage de chances d’émerger, par exemple à travers un projet conjoint pour un client important. Saisir ces opportunités peut demander d’aller au-delà des règles institutionnelles propres à l’ensemble de l’écosystème. Une fois encore, les chargés de partenariat peuvent aller à l’encontre de ces règles (par exemple, l’idée de donner à chaque contributeur les mêmes opportunités n’est pas compatible avec les contrats préférentiels dyadiques) ou s’appuyer sur le corpus de valeurs (par exemple, les collaborations rapprochées peuvent naître sans contrat formel, simplement en mettant en exergue certaines valeurs permettant de créer des bénéfices mutuels).

Ces résultats sont susceptibles d’apporter des réponses importantes aux propriétaires de plateformes : la gouvernance des plateformes évolue au cours du temps et les pratiques d’autrefois créent les conditions de développement des pratiques de demain. Les pratiques de gouvernance qui fonctionnent sont celles qui répondent à la tension entre la co-création de valeur et les coûts de gouvernance, dans l’objectif de réduire ces coûts tout en permettant une co-création de valeur, ou inversement. En général, les pratiques de gouvernance qui insistent sur le rôle des valeurs dans la définition des règles et qui privilégient une adaptabilité des normes plutôt que la trahison des valeurs réussissent à atteindre ces objectifs.

Les compétences nécessaires aux chargés de partenariat

Considérant l’importance à la fois de la gouvernance indépendante et de la gouvernance dyadique dans l’écosystème des plateformes, en particulier celui des plateformes hybrides, une question importante doit être soulevée : Quelles sont les compétences dont doivent disposer les chargés de partenariat afin de mettre en place efficacement ces deux modes de gouvernance ?

A la fois pour la gouvernance indépendante et dyadique, les chargés de partenariats doivent avoir des compétences en matière de conduite de programme de partenaire, c’est à dire une connaissance du programme, et du cadre de gouvernance de l’ensemble de l’écosystème, ainsi qu’une capacité de mettre en œuvre ces interactions complexes. Pour ces deux modes de gouvernance, les chargés de partenariats ont besoin de compétences relationnelles fortes afin d’incarner les valeurs à l'échelle de tout l'écosystème et afin de définir des pratiques quotidiennes de gouvernance axées sur la création de valeur. Une autre facette des compétences relationnelles requises est particulièrement importante pour la gouvernance dyadique, mais se fait au détriment de la gouvernance indépendante : pour la gouvernance dyadique, il est important de pouvoir jouer avec les règles tout en gardant en tête les valeurs de la plateforme afin de viser justement les opportunités de partenariat, alors que dans la gouvernance indépendante, cette adaptabilité ne peut se faire au détriment de la scalabilité qui constitue son objectif principal.

Les compétences de networking sont nécessaires aussi bien dans le mode de gouvernance indépendante que dans le mode de gouvernance dyadique. Les chargés de partenariats doivent être capables de construire un réseau, ce qui peut nécessiter un certain niveau de compétences techniques, mais ils doivent aussi servir d’interface entre les contributeurs potentiels et le propriétaire de la plateforme. Pour la gouvernance dyadique, les chargés de partenariats doivent établir le contact entre les contributeurs et les personnes clés au sein de l’organisation qui détient la plateforme, ce qui peut ne pas être nécessaire, voire inefficace dans le cadre d’une gouvernance indépendante. S’agissant des partenariats dyadiques, les chargés de partenariats doivent avoir un esprit attentif et aiguisé, afin de pouvoir reconnaître les opportunités de développement conjoint, et les besoins du contributeur afin de pouvoir les saisir pleinement.

En somme, ces quelques observations sur les compétences dont doivent disposer les chargés de partenariat sont essentielles pour à la fois le recrutement et la formation de ces managers, afin de créer un environnement institutionnel qui permette aux propriétaires de plateforme de mettre en pratique et avec succès ces modes de gouvernance, indépendante et dyadique.

———

Huber, T. L., Kude, T., and Dibbern, J. 2017. "Governance Practices in Platform Ecosystems: Navigating Tensions between Cocreated Value and Governance Costs," Information Systems Research (28:3), pp. 563-584.
Kude, T., Huber, T. L., and Dibbern, J. Forthcoming. "Successfully Governing Software Ecosystems: Competence Profiles of Partnership Managers," IEEE Software.

———

En décembre 2018, à la Conférence Internationale de Systèmes d'information (ICIS), Dr. Thomas Kude a reçu de la part de l'Association for Information Systems (AIS) le AIS Early Career Award.

ESSEC Knowledge sur X

Suivez nous sur les réseaux