La migration irrégulière et l’effet de réseau : quels impacts sur la politique de l’UE ?

La migration irrégulière et l’effet de réseau : quels impacts sur la politique de l’UE ?

A partir de l’article “The Legal Grounds of Irregular Migration: A Global Game Approach”, par Claire Naiditch et Radu Vranceanu, en BE Journal of Economic Policy Analysis, mars 2017.

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Au cours des quatre dernières années, l'Union Européenne (UE) a été confrontée à des entrées massives d'immigrés venant principalement de Syrie et d'Afghanistan, mais également d'Afrique (Erythrée, Nigeria...). D’après l'Organisation Internationale pour les Migrations (OIM), plus d’un million de migrants, la plupart en quête de refuge, sont arrivés en Europe en 2015, alors qu’ils n’étaient « que » 280 000 l'année précédente. En 2016, l’OIM a enregistré 390 000 arrivées. Cependant, les chiffres exacts sont difficiles à fournir car il est probable que de nombreux migrants ont traversé les frontières sans être observés.

Cette vague d’immigration massive a clairement surpris la Commission Européenne (CE) et les gouvernements de l’UE. Après de nombreuses hésitations, l’UE a finalement approuvé en mai 2015 un Agenda européen en matière de migration, qui l’a menée à adopter en septembre 2015 un « schéma relocalisation temporaire». Ce système concernait principalement les 160 000 demandeurs d’asile présents en Grèce et en Italie à cette époque. En juillet de la même année, un accord de réinstallation destiné aux personnes nécessitant de façon évidente une protection internationale a également été approuvé. Mais ce système de relocalisation et de réinstallation n’a jamais été appliqué comme initialementprévu, du fait d’une forte opposition du groupe de Visegrad. Récemment, les autres pays de l’UE l’ont également critiqué. Plus étonnamment, les migrants eux-mêmes semblent être réticents à appliquer le système européen de relocalisation, puisqu’une grande majorité d’entre eux cherche à se rendre dans des pays très attractifs tels que l’Allemagne ou le Royaume-Uni, tout en évitant d’autres grands pays tels que la France, tout aussi capables de les accueillir.

Ainsi, la question des flux migratoires se transforme progressivement en une question de migration irrégulière.Selon l’OIM, la « migration irrégulière » est une « migration internationale contrevenant au cadre légal du pays d'origine, de transit ou de destination ». Les migrants en situation irrégulière peuvent être entrés irrégulièrement sur le territoire d’un Etat, et vont, la plupart du temps, tenter de se cacher des autorités du pays d’accueil. C’est le cas de l’immense majorité des migrants récemment arrivés dans l’UE pour y demander l’asile. Sans surprise, l’UE rencontre des difficultés à traiter cette situation avec les outils classiques des politiques migratoires tels que les quotas, les visas ou les permis de travail.

La perception d’une situation «hors de contrôle» est à l'origine de tensions évidentes en Europe. La sortie du Royaume-Uni de l’UE s’explique en grande partie par la peur d’une immigration « incontrôlée ». La montée inquiétante des partis populistes en Europe est également portée par les mêmes craintes d’une immigration irrégulière massive. 

Comment les migrants irréguliers choisissent leur pays de destination?

Un grand nombre d’études empiriques montre que les migrants choisissent leur pays de destination en fonction du niveau de développement économique, de la géographie, la culture et les institutions, tant du pays de destination que du pays d’origine. Quelques articles récents s’intéressent au rôle important que joue l’existence d’un réseau de migrants sur le choix d’une destination. Selon Beine (2013), « l’effet de réseau reflète l’influence globale exercé par les migrants dans le pays de destination sur les flux des nouveau arrivés. » Plus généralement, en économie on parle d’effet de réseau lorsque la consommation d’un bien ou service par une personne augmente la valeur de ce bien pour tous les autres consommateurs. 

Contrairement aux autres études qui s’intéressent notamment aux conséquences des réseaux sur la décision de migrer, notre étude théorique “The Legal Grounds of Irregular Migration: A Global Game Approach”, met l’accent sur le mécanisme de création du réseau ex-nihilo. Un migrant potentiel ne choisira un pays que s’il estime que d’autres personnes feront le même choix. Ainsi ses « croyances » sur l’action des autres doivent faire partie de la solution du problème que nous étudions.

Notre modèle s’articule autour d’un jeu classique de coordination avec complémentarités stratégiques : le migrant obtient un gain positif seulement si une masse critique de migrants en situation régulière et irrégulière s’installe dans le pays d’accueil. On fait l’hypothèse plausible selon laquelle les migrants potentiels disposent d’une information « hétérogène » sur la situation économique du pays de destination. Cette information est en moyenne correcte, mais elle présente un léger bais, qui diffère d’un individu à l’autre. L’information est donc « bruitée ». Les croyances ne sont plus identiques pour tous, et le problème peut être analysé comme un « jeu global » (global game) classique tel qu’introduit par Carlsson and Van Damme (1993) and Morris and Shin (1998, 2001). Dans la plupart de ces jeux, les décideurs adoptent à l’équilibre une stratégie de seuil :ils prennent une décision s’ils reçoivent un signal supérieur à un seuil critique, et prennent la décision complémentaire dans le cas contraire. 

La résolution du modèle pour l’équilibre montre que lier positivement le nombre de migrants en situation régulière à la situation économique d’un pays peut entraîner de larges discontinuités dans le flux de migrants en situation irrégulière, les pays dans une bonne situation économique attirants la plupart des migrants. En d’autres termes, la frontière entre ce qui rend un pays attractif ou au contraire sans attrait pour une forte migration irrégulière est très fine et dépend de petites variations de variables exogènes telles que l’état de l’économie ou le quota de migrants réguliers. Cet effet d’amplification positif /négatif vient du lien complexe entre effet de revenu et effet de réseau, lien qui est la conséquence directe de l’équilibre de seuil. On montre également que plus le signal reçu par les migrants potentiels est précis, plus la discontinuité entre les flux migratoires est forte.

Quelles recommandations pour la politique de l’UE en matière d’immigration

Ainsi, lorsque la Commission Européenne s’interroge sur la meilleur manière de repartir entre les différents pays les migrants en situation régulière (demandeurs d’asile ou réfugiés), elle devra tenir compte des conséquences indirectes de sa politique sur le nombre de migrants en situation irrégulière que les pays vont alors attirer. 

Pour les pays qui affichent des perspectives économiques fortes, la Commission Européenne devrait fournir un soutien matériel au-delà du soutien nécessaire aux seuls migrants réguliers, compte tenu de l'augmentation de l'immigration irrégulière qu'ils recevront probablement.

Pour les pays de l’UE confrontés à des difficultés économiques, les arrivées massives d’immigrannts peuvent tout simplement traduire un défaut d’information, et des signaux trop bruités. L’UE pourrait financer des campagnes d’information dans les pays d’origine des migrants, et, il va de soi, mener une action soutenue en faveur des canaux d’immigration régulière.

References:

  • Beine, M. 2013. “The Network Effect in International Migration.” CESifo DICE Report 1/2013 (March).
  • Carlsson, H., and E. Van Damme. 1993. “Global Games and Equilibrium Selection.” Econometrica 61 (5 ), pp. 989–1018.
  • Morris, S., and H. S. Shin. 1998. “Unique Equilibrium in a Model of Self-Fulfilling Currency Attacks.” American Economic Review 88 (3), pp. 587–597.
  • Morris, S., and H. S. Shin. 2001, Rethinking Multiple Equilibria in Macroeconomic Modeling. NBER Macroeconomics Annual 2000, Vol. 15, pp. 139–161.

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